Le rassemblement des Bonnets Rouges, à Quimper le samedi 2 novembre, a regroupé beaucoup de monde et surtout une grande variété de professions. Les employeurs étaient présents. Ils ne constituaient vraisemblablement qu’une petite minorité. La manifestation de Carhaix s’est rassemblée sur l’idée qu’il fallait lutter pour l’emploi, mais sans les employeurs bretons. Elle était vingt fois moins importante, malgré l’appel de missionnaires parisiens venus, comme en 1675, prêcher la soumission à un ordre supérieur.
La différence se situe sur l’importance donnée aux emplois productifs, et sur la vocation productive de la Bretagne. Pour qu’il y ait des emplois productifs, il faut des employeurs et des marchés. S’il n’y a pas d’entrepreneur, il n’y a pas d’entreprise. S’il n’y a pas un marché, c’est-à-dire un service à rendre à quelqu’un, il n’y a pas non plus d’emploi.
L’emploi productif est proportionnel au marché. Ainsi, l’agriculture biologique crée des emplois, mais seulement en proportion de la consommation de ses produits.
D’autre part, les emplois productifs ne sont pas stables. Dans une économie mondialisée, il n’existe plus de marché captif. En conservant l’exemple de l’agriculture biologique, il n’est pas sûr que les Bretons fassent le poids face aux producteurs bios allemands ou asiatiques.
L’emploi administratif n’a pas les mêmes contraintes. La nécessité d’un employeur et d’un marché n’existe pas. Les bouleversements continuels du marché, qui provoquent les bouleversements de l’emploi, n’affectent pas les emplois administratifs, du moins pour l’instant. La concurrence étrangère n’existe pas.
D’où vient la production bretonne actuelle, en particulier dans l’agro-alimentaire ?
Ruinée par la monarchie absolue et la centralisation, la Bretagne est redevenue une région productive après la seconde guerre mondiale. L’agriculture de subsistance était devenue impraticable. Le partage des terres entre tous les enfants d’une famille nombreuse, et non plus attribuées à l’aîné, laissait le choix entre le départ à Paris et une valorisation de quelques champs exigus. La traditionnelle « polyculture-élevage » n’y était plus possible. Nos paysans sans terre se sont alors tournés vers une agriculture sans terre. Celle-ci, pour nourrir le travailleur, devait être à la fois spécialisée et intensive. Autour de cette solution de fortune se sont construits tous les services nécessaires : les usines d’aliment du bétail, les organisations de producteurs, les constructeurs de bâtiments d’élevage, les abattoirs. A partir des années 60, les filières se sont organisées pour sécuriser la production et la valoriser, en transformant le lait en yaourts, les légumes en plats cuisinés, la viande en morceaux prêts à cuire. Certains des meneurs comme Jean Le Méliner, créateur de Magadur, étaient des militants bretons. D’autres, comme les patrons de l’Office Central de Landerneau ou de la CANA d’Ancenis, étaient de tradition conservatrice. D’autres comme Georges Pérus, directeur d’Unicopa, étaient des marxistes.
Ces emplois productifs sont aujourd’hui menacés. Pourquoi ? Bien des raisons peuvent être invoquées. D’aucuns se disputent pour identifier les tares de l’économie bretonne, les responsabilités des uns et des autres, l’incompétence ou l’appât du gain.
Je ne discute pas leurs explications et leurs condamnations. Je suis un frère de celui qui meurt, pas son médecin légiste.
Je ne suis pas non plus de ceux qui pensent qu’un pays peut vivre librement s’il sacrifie ses emplois productifs. Les emplois administratifs sont nécessaires pour assurer les services publics. Les emplois subventionnés sont nécessaires pour assurer la qualité de vie, en entretenant les paysages, les monuments, la création artistique. Mais tous ces emplois sont assis sur les besogneux, les anonymes, ceux qui produisent des marchandises.
L’emploi productif a précédence sur l’emploi administratif, comme le travail a précédence sur le capital, et comme la production de richesses a précédence sur sa redistribution.
Les scandales financiers et sociaux accréditent l’idée qu’un patron serait hors-jeu pour l’emploi, pare qu’il ne cherche qu’à maximiser ses intérêts personnels. Cette thèse, même si elle n’est pas vraie pour beaucoup de PME, correspond à une vérité statistique qui permet d’expliquer les ressorts du capitalisme.
Ce qui est vrai pour les acteurs de l’économie marchande est également vrai pour les acteurs politiques et institutionnels. James M. Buchanan, prix Nobel d’économie en 1986, a montré que la maximisation des intérêts personnels explique, de façon statistique, les comportements de tous les décideurs. A la différence du capitaliste, l’intérêt personnel de l’acteur public n’est pas d’accumuler un capital. Il est de se rendre indispensable. « Faire carrière » dans le privé, c’est amasser de l’argent. En politique, c’est se faire réélire ou postuler à des mandats plus importants. Pour un décideur de la fonction publique, c’est de rendre son administration présente et incontournable.
Le poids de la grande bureaucratie, comme celui du grand capital, est devenu insoutenable et les réactions de refus se multiplient. Ainsi, la baisse des charges pour les entreprises s’est faite en créant une usine à gaz, le CICE (Crédit d’Impôt Compétitivité Entreprise) et un grand nombre de PME recule devant le dossier à remplir. L’aide aux plus défavorisés, le RSA, est ressenti comme une mise sous tutelle administrative ; plus d’un million de foyers qui pourraient y accéder n’en font même pas la demande. Le souci écologique s’est transformé en une écotaxe injuste, inhumaine, scandaleuse, destructrice des territoires. A chaque nouvelle réforme, qui part pourtant d’une bonne intention, on ressent une perte de liberté.
Le rassemblement des Bonnets rouges est une révolte des forces productives. Elle est soutenue par toute une population. Les Bretons, qu’ils travaillent dans le public ou dans le privé, considèrent que la Bretagne est un territoire productif, pas. Nous ne voulons pas devenir une réserve d’indiens.
La culture d’honnêteté et de solidarité qui caractérise les Bretons devrait nous permettre de nous en sortir et de trouver une manière bretonne de vivre ensemble. Nous-mêmes.
Jean Pierre Le Mat